11 juillet

Au rez-de-chaussée, il est minuit passé, et le hall est vide à l’exception de Paulette Hyland derrière le bureau de la réception. Grâce Wilmot irait te raconter que Paulette est devenue une Hyland par mariage mais qu’elle était née Peterson, bien que sa mère fût une Nieman descendant de la branche des Tupper. Ce qui jadis était synonyme de grosses et vieilles fortunes des deux côtés de la famille. Aujourd’hui Paulette est réceptionniste.

Engloutie dans le coussin mou d’une vaste bergère à oreilles en cuir rouge, à l’opposé de l’entrée, il y a Grâce qui lit près de l’âtre.

Le hall du Waytansea, c’est des décennies de trucs divers accumulés en strates. Un jardin. Le tapis en laine est vert mousse sur un carrelage de granit extrait d’une carrière voisine. La moquette bleue qui descend l’escalier est une chute d’eau qui s’étale sur les paliers, cascadant au fil de chaque marche. Les noyers, rabotés, vernis, assemblés, eux, forment une forêt de colonnes parfaitement carrées, en rangées rectilignes d’arbres sombres et luisants qui maintiennent une voûte de feuilles et de Cupidon en plâtre.

Un lustre en cristal pendouille, faisceau de soleil solidifié qui vient percer l’ombre de cette forêt. Les bidules en cristal, ils paraissent minuscules et tout scintillants vu leur hauteur, mais quand tu te trouves sur une grande échelle en train de les nettoyer, chaque cristal est de la taille de ton poing.

Des amas de tentures en soie verte couvrent presque entièrement les fenêtres. Pendant la journée, elles transforment la lumière du soleil en ombre d’un vert tendre. Les canapés et les fauteuils se gonflent sous leur trop-plein de capitonnage, avec leur tissu en buissons de fleurs épanouies et les longs poils qui en frangent le bas. L’âtre pourrait très bien être un feu de camp. Le hall de l’hôtel tout entier, c’est l’île en miniature. Entre quatre murs. Un éden.

Pour information, juste au cas où, sache que c’est au cœur de ce paysage-là que Grâce se sent le plus chez elle. Bien davantage que dans son chez-soi, à vrai dire. Dans sa maison.

Ta maison.

À mi-chemin dans le hall de l’entrée, Misty se faufile entre les canapés et les tables basses, et Grâce relève les yeux.

Elle dit : « Misty, viens t’asseoir près du feu. » Elle retourne une seconde à son livre et dit : « Comment va ta migraine ? »

Misty n’a pas de migraine.

Ouvert sur les genoux de Grâce se trouve son journal intime, avec sa couverture en cuir rouge, et elle jette un œil aux pages et demande : « Quel jour sommes-nous ? »

Misty lui répond.

Dans la cheminée tout s’est consumé, juste réduit à un lit de braises orangées sous la grille. Les pieds de Grâce pendent sous leurs chaussures marron à boucles, les orteils pointés, sans pour autant toucher le sol. Sa tête tout en longues boucles blanches pend au-dessus du livre qu’elle tient sur les genoux. Tout à côté de sa bergère, un lampadaire sur pied l’éclaire, et la lumière miroite de reflets brillants sur le bord argenté de la loupe qu’elle garde en place au-dessus de chaque page.

Misty dit : « Mère Wilmot, il faut que nous parlions. » Grâce revient sur quelques pages et dit : « Oh, ma chère. Pardonne-moi. C’est moi qui me trompe. Tu n’auras cette abominable migraine qu’après-demain. »

Et Misty se colle nez à nez avec elle et dit : « Comment osez-vous ainsi préparer mon enfant à avoir le cœur brisé ? » Grâce relève les yeux de son livre, le visage relâché, les traits affaissés sous la surprise. Elle a collé le menton sur la poitrine avec une telle force que son cou s’écrabouille tout en plis d’une oreille jusqu’à l’autre. Son système musculaire aponévrotique superficiel. La graisse de son sous-peaucier. Les anneaux ridés de son platysma lui enserrent la gorge.

Misty dit : « Qu’est-ce qui vous prend d’aller raconter à Tabbi que je vais devenir une artiste célèbre ? » Elle regarde alentour, et elles sont toujours seules, et Misty reprend : « Je suis serveuse, et je nous assure le toit que nous avons au-dessus de nos têtes, et c’est bien suffisant. Je ne veux pas que vous remplissiez le crâne de ma gamine d’espoirs que je serai incapable de satisfaire. » Presque à bout de souffle, la poitrine nouée, Misty ajoute : « Est-ce que vous vous rendez compte de quoi je vais avoir l’air ? »

Un large sourire tout lisse envahit la bouche de Grâce, et elle dit : « Mais Misty, la vérité est que tu seras célèbre. »

Le sourire de Grâce, c’est un rideau de théâtre qui s’ouvre. Une soirée d’ouverture. Une première. C’est Grâce qui se dévoile.

Et Misty répond : « Je ne serai pas célèbre. » Elle poursuit : « J’en suis incapable. » Elle n’est qu’un individu banal qui va vivre et mourir ignoré, obscur. Ordinaire. Rien de bien tragique là-dedans.

Grâce ferme les paupières. Toujours en souriant, elle dit : « Oh, mais tu seras tellement célèbre à l’instant… »

Et Misty dit : « Arrêtez. Arrêtez, c’est tout ce que je vous demande. » Misty la coupe, en insistant : « Cela vous est tellement facile de bâtir l’espoir chez les autres. Ne voyez-vous pas comment vous les détruisez ? » Misty persiste : « Je suis une sacrément bonne serveuse. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous ne sommes plus la classe dirigeante. Nous ne sommes plus le sommet de la pyramide. »

Peter, le problème de ta mère, c’est qu’elle n’a jamais vécu dans une caravane. Elle n’a jamais fait la queue dans une épicerie avec des bons de nourriture à la main. Elle ne connaît pas la manière d’être pauvre, et elle n’est nullement disposée à apprendre.

Misty dit : de tout ce qu’elles peuvent faire, il y a bien pire que d’élever Tabbi afin de l’aider à trouver sa place dans l’économie du moment, qu’elle soit à même de se dénicher un boulot dans ce monde dont elle héritera. Il n’y a rien de mal à servir des clients aux tables. À faire le ménage des chambres.

Et Grâce place une bandelette de ruban en dentelle pour marquer sa page dans le journal intime. Elle relève les yeux et déclare : « Alors pour quelle raison bois-tu ? – Parce que j’aime le vin », répond Misty. Grâce dit : « Tu bois et tu traficotes avec les hommes parce que tu as peur. »

Par hommes, elle doit vouloir parler d’Angel Delaporte.

L’homme au pantalon en cuir qui loue la maison des Wilmot. Ce même Delaporte, avec sa graphologie et sa flasque de gin de qualité.

Et Grâce dit : « Je sais exactement ce que tu ressens. » Elle replie les mains sur le journal posé sur ses genoux et ajoute : « Tu bois parce que tu veux t’exprimer et que tu as peur. » « Non », rétorque Misty. Elle penche la tête sur une épaule et contemple Grâce de côté. Misty dit : « Non, vous ne savez pas ce que je ressens. »

Le feu tout à côté, il claque et expédie une spirale d’étincelles dans le conduit. L’odeur de fumée se répand en refoulant du manteau de la cheminée. Leur feu de camp.

« Hier, explique Grâce en lisant le journal intime, tu t’es mise à faire des économies de manière à pouvoir retourner dans la ville de ton enfance. Tes économies, tu les places dans une enveloppe, que tu glisses sous le rebord du tapis, près de la fenêtre, dans ta chambre. » Grâce redresse la tête, les sourcils relevés, le muscle corrugateur plissant la peau marquée de taches qui lui couvre le front.

Et Misty dit : « Vous m’avez espionnée. » Et Grâce sourit. Elle tapote de sa loupe la page ouverte et explique : « C’est dans ton journal. »

Et Misty rétorque : « Il s’agit de votre journal. » Elle ajoute : « Vous n’avez pas le droit d’écrire dans le journal d’une autre. »

Uniquement pour que tu sois au courant, la sorcière épie Misty et note tout dans son recueil d’archives malfaisantes en cuir rouge.

Et Grâce sourit. Elle fait comme ça : « Je ne l’écrie pas. Je le lis. » Elle tourne la page, regarde au travers de sa loupe et dit : « Oh, demain m’a l’air d’être une journée passionnante. Ça dit ici qu’il est très probable que tu fasses la rencontre d’un policier des plus aimables. »

Pour information, juste au cas où, sache que demain, Misty va faire changer la serrure de sa porte. Pronto.

Misty rétorque : « Arrêtez. Encore une fois, arrêtez, c’est tout ce que je vous demande. » Misty dit : « Ce qui importe ici, c’est Tabbi, et plus vite elle apprendra à vivre une existence normale avec un boulot banal au quotidien et un avenir très ordinaire, stable et sûr, plus elle sera heureuse. »

« Comme d’occuper un emploi de bureau ? demande Grâce. De toiletter les chiens ? Un joli petit chèque hebdomadaire ? Est-ce là la raison pour laquelle tu bois ? » Ta mère.

Pour information, juste au cas où, sache que ce qui arrive, elle l’a mérité.

Ce qui arrive, tu l’as mérité.

Et Misty dit : « Non, Grâce. » Elle dit : « Je bois parce que j’ai épousé un rêveur stupide et paresseux avec la tête dans les nuages, qui a été élevé pour arriver à la conviction qu’un jour il épouserait une artiste célèbre, et a été incapable de supporter sa déception. » Misty dit : « Vous, Grâce, vous lui avez foiré la tête, à votre propre enfant, et je ne vais pas vous laisser foirer la tête de la mienne. »

Penchée tellement près qu’elle voit la poudre dans les rides de Grâce, ses « rhytides, » ainsi que le réseau en fils d’araignée rouges à l’entour de sa bouche, Misty dit : « Cessez simplement de raconter des mensonges à Tabbi, sinon je fais mes valises et je quitte l’île avec elle dès demain. »

Et Grâce regarde au-delà de Misty, elle regarde quelque chose qui se trouve derrière elle.

Sans revenir sur Misty, Grâce soupire. Elle dit : « Oh, Misty. Pour ça, il est trop tard. »

Misty se retourne et derrière elle se trouve Paulette, la réceptionniste, debout dans son chemisier blanc et sa jupe plissée de couleur sombre, et Paulette dit : « Excusez-moi, madame Wilmot ? »

En chœur – Misty et Grâce toutes les deux – elles répondent : oui ?

Et Paulette précise : « Je ne veux pas vous interrompre. » Elle explique : « Il faut juste que je rajoute une bûche dans la cheminée. »

Et Grâce referme le livre qu’elle tient sur ses genoux et dit : « Paulette, nous avons besoin de votre aide pour régler un petit différend. » Levant son muscle frontalis pour ne hausser qu’un seul sourcil, Grâce dit : « Ne souhaitez-vous pas que Misty se hâte de peindre son chef-d’œuvre ? »

Le temps aujourd’hui est partiellement furieux, avec risques de résignation et d’ultimatums.

Et Misty tourne les talons pour s’en aller. Elle pivote légèrement et s’immobilise.

Les vagues au-dehors sifflent et claquent. « Merci, Paulette, dit Misty, mais il serait temps que tous les gens de cette île acceptent le fait que je vais mourir comme un gros tas anonyme. »

Journal intime
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